28/01/2016


LES MOTS DE LA MISERICORDE.

(Abbé Jean Casanave)

« L’Eglise ne pourrait-elle pas avoir une parole plus incisive quand il s’agit de défendre les pauvres, de dénoncer les injustices ? Isaïe ne se gênait pas quand il appelait Dieu à la rescousse pour casser les dents des arrogants et pulvériser les puissants ! Sous prétexte de Jubilé de la miséricorde, on nous abreuve de discours mielleux et insipides alors que 1% de la population mondiale accapare 50,1% du patrimoine mondial! » C’est à peu près dans ces termes que j’ai reçu la réaction d’un participant lors d’une soirée de formation que j’animais.

On s’étonnera toujours du grand écart qu’il faut effectuer quand on passe de la lecture des textes de la première Alliance à celle de la deuxième. Mais la surprise n’est pas moins grande lorsqu’on lit que « Jésus promena sur eux un regard de colère » ou qu’il traita certains de ses contradicteurs de « sépulcres blanchis » ! Le « doux Jésus » ne prenait pas de gants !

Trois rappels.

* La tentation est grande d’opposer le Dieu de l’Ancien Testament à celui du Nouveau. Dans les débuts de l’Eglise les tenants de cette thèse ont été condamnés pour hérésie. La lecture des textes bibliques ne peut être signifiante que replacée dans son histoire et dans sa totalité. On s’aperçoit à ce moment- là que la Foi de nos ancêtres croyants a évolué et, avec elle, l’image qu’ils se faisaient de Dieu. L’épisode du jeune David qui abat le géant Goliath d’un coup de fronde nous laisse clairement entrevoir un Dieu des armées qui prend la tête des guerriers de son peuple tel un chef de bataillon. Est-ce ce même Dieu qui convoque Elie sur le mont Carmel et qui se révèle à lui dans le frémissement d’un silence furtif ? On pourrait se poser la question tellement le contraste est éclatant. Certains repèrent dans cette longue histoire du dialogue de Dieu avec son peuple des seuils qui marquent de façon décisive  la Foi mais qui n’empêcheront pas des retours en arrière. On a même pu déceler dans cette littérature biblique une sorte de pédagogie de Dieu qui se révélerait au fur et à mesure de la capacité des hommes à accepter son message. Tout se passe comme si Dieu élargissait petit à petit les dimensions  de la Foi du croyant au mystère qui est le Sien.

*A ce regard d’ensemble et évolutif, indispensable pour effectuer une juste lecture de ces textes anciens, il faut ajouter un principe de fond. Aucun langage humain ne peut dire Dieu.Notre parole est adaptée aux réalités qui sont à portée humaine. Or ces réalités sont finies,limitées et même datées. La parole qui essaie de les traduire l’est aussi. Et d’ailleurs, lorsqu’elle s’avère impuissante à expliquer une situation trop complexe, elle emploie des images ou des symboles. Notre langage est impuissant pour appréhender la Vérité de Dieu. On butera toujours sur l’infirmité des mots à décrire Dieu et son projet sur le monde.
 St Léon fait remarquer « que la grandeur de l’œuvre divine excède de beaucoup le pouvoir du langage humain ; de là vient la difficulté de parler comme le motif de ne pas se taire… ». Non seulement nos mots sont trop étroits quand ils désignent le divin mais dès que l’on dit quelque chose de Dieu, il faut se contredire. Car, Il est juste mais aussi miséricordieux. Il est puissant mais si faible en même temps. Sa justice n’hésite pas à prendre des moyens violents. Mais n’oublions pas que le fait même qu’Il s’occupe des humains, qu’Il se penche sur leur misère (Ex 3,7), contrairement aux divinités païennes, est un signe de sa miséricorde. Et quand il agit en Père, il le fait à la manière du père de famille qui dans ces temps- là prouvait son amour envers son fils en lui donnant du bâton (Sir 30,1) ; cependant, cela ne l’empêchera pas de rester fidèle à son alliance malgré les  infidélités renouvelées de son peuple (Ez 16). La miséricorde, comme le mot l’indique, rapproche le cœur de la misère. C’est tout un programme et qui dépasse largement le discours lénifiant et désincarné.

* Dernier rappel :
Au-delà des mots, ce qui compte, ce sont les actes. Or il faut beaucoup plus de force pour être et rester miséricordieux que pour pousser un coup de gueule. Celui-ci peut être nécessaire pour attirer l’attention sur une situation anormale mais s’il fait du bien à celui qui crie plus fort que les autres, il ne résout pas forcément le problème. Le Fils, expression vivante de la miséricorde du Père, en a payé le prix dans son ultime combat. Si les sept dernières paroles courtes prononcées sur la Croix nous offrent son testament, alors nous sommes définitivement prémunis contre tous les propos doucereux et mielleux qui voudraient édulcorer la force de subversion de la miséricorde. Le Pape François, dans son dernier ouvrage, nous offre  quelques tranches de vies remuées, bouleversées, labourées et ensemencées  par le péché pardonné (1). Les initiateurs des cercles de silence ont bien compris que le cri peut être silencieux. Roger Schutz, le premier prieur de Taizé, n’osait-il pas parler de la « violence des pacifiques » ? 

« Encore faut-il avoir appris ce que tomber veut dire,
Comme une pierre tombe dans la nuit de l’eau ;
Ce que veut dire craquer,
Comme un arbre s’éclate aux feux ardents du gel…
Que peuvent savoir de la miséricorde des matins,
Ceux dont les nuits ne furent jamais de tempêtes et d’angoisses » Paul Baudiquey

(1) Pape François « Le nom de Dieu est miséricorde » R. Laffont 2016

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