Quand la lèpre monte à la tête.
Les anciens mettaient les lépreux à l'écart. Aujourd'hui la lèpre se guérit mais d'autres catégories sociales, d'autres personnes sont menacées de marginalisation.
Monseigneur Rouet, après avoir rappelé le sort réservé jadis aux personnes atteintes de la lèpre, évoque comment, aujourd'hui encore, la fraternité est atteinte.
"L'homme est un être étrange ! Par son corps, il existe grâce à des limites qui l'individualisent et l'empêchent de disparaître. Mais sa vie ne se développe qu'en tirant de l’extérieur les aliments, les vêtements et la protection. La conscience vivante grandit par les contacts, les échanges, donc par des relations. Enfermée dans Babel, l'humanité se prive des champs nourriciers et des caravanes opulentes. Qui, de l'extérieur, donnerait un nom à ces prisonniers d'eux-mêmes (Gn 11,4) ?
La diversité des langages ouvre la féconde diversité des cultures dont aucune n'épuise les capacités humaines.
Entre l'intérieur et l'extérieur de l'histoire d'un être ou d'un groupe, en ce point de jonction et d'échange, se situe la mince pellicule de la peau. Elle protège l'identité particulière et favorise l'osmose avec le milieu ambiant. Une maladie de la peau perturbe les échanges chez l'individu et dans la société.
Jusqu'à 1873, date à laquelle Hansen découvrit l'origine virale de la lèpre, le fléau résumait à lui seul toutes les atteintes à la communication entre humains, aussi bien en Mésopotamie et dans le monde biblique, que dans les pays autour de la Méditerranée. Elle fut « le mal des Croisades ».
Les termes qui le désignent (la lèpre veut dire « la blanche », couleur des cadavres) sont éloquents. En grec, la racine désigne l'acte d'éplucher, de peler, de racler ; bref, d'enlever la peau. Dans la Bible , le verbe primitif souligne le fait de se répandre, comme se vide un étang, se disperse un trésor, s'écoule la sève d'un arbre. Victime d'une liquéfaction de lui-même, le lépreux était rigoureusement exclu de la société. On l'appelait « le produit du mal » : une force maléfique avait pénétré en lui pour se déverser sur le groupe. Tenue pour très contagieuse et pour se transmettre par voie sexuelle, la lèpre dissolvait de l'extérieur un corps solide. Les peurs légitimes ou irrationnelles se concentraient en elle. Elle représentait l'impureté ~ radicale : le mélange mortel de la vie et de la décomposition, du propre et du sale, de l'innocence et de la culpabilité. Touché en son existence même, le peuple de la Bible confiait aux prêtres le soin de s'en occuper car, danger suprême, elle menaçait le coeur même de sa cohésion. ~
Le Christ envoie parfois le lépreux qu'il guérit vers les prêtres (Lc 5,14) afin qu'ils réadmettent cet homme dans la vie sociale. Outre sa parole qui soigne, Jésus ose toucher le malade (Lc 5,13).
Il va même jusqu'à prendre au désert la place de cet exclu (Mc 1,45). Le Christ se rend présent et « la lèpre le quitta » (Mc 1,42) : notons cette évaporation du mal.
Que reste-t-il aujourd'hui de cette description, au temps où, en Europe du moins, la lèpre se guérit ? Comme symbole des peurs primitives, elle fourmille encore, aussi virulente. Nous retiendrons quatre symptômes.
Les anciens ignoraient l'origine de cette maladie et les traitements afférents. Notre temps est plus savant et mieux armé. Il n'empêche voici cette femme que son mari a abandonnée quand il a appris qu'elle avait un cancer. Sans parler du Sida qualifié de « lèpre moderne », bien des maladies provoquent des peurs irrationnelles qui conduisent à l'isolement. On n'affuble plus les malades d'habits spéciaux pour lépreux, mais on les couvre de silence et de solitude. Il est encore des maladies qu'on tait. Sans parole, comment nourrir l'échange entre humains ? La technique qui soigne ne remplace pas la parole qui guérit en replaçant dans le dialogue social.
La « peau» de notre société est malade. Celle-ci rejette à l'extérieur de son corps ceux par qui elle craint sa dissolution : les étrangers ne lui sont pas directement utiles. Car notre société se construit autour du rendement rapide, de l'adaptation accélérée. Celui qui ne tient pas le rythme de plus en plus soutenu reste en marge. Il est un temps « assisté » (Les autres assistent à sa survie pour qu'il ne trouble rien), mais il ne produit aucune plus-value. En trop. Les autres, étrangers affamés, persécutés de divers régimes écrasants, sont accusés de troubler notre ordre, de corrompre notre identité (on est toujours trop nombreux - n'est-ce pas ? - à partager les valeurs produites). Méditons alors ce récit : entre Samarie assiégée et mourant de faim et l'armée qui l'encercle, errent quatre lépreux. Ce sont eux qui découvrent la fuite des ennemis et, en messagers de salut, l'annoncent à la ville (2 R 6,24-7,20). L'avenir se lève au-delà des murs.
Avilissante, la lèpre crispait les esprits. Même si, depuis longtemps, des coeurs charitables s'occupaient des lépreux, la société se figeait contre eux. Les corps qui s'affaissaient durcissaient les comportements de rejet. Le mou et le dur : intéressant à noter dans une époque où l'émotion sert de politique, mais où la dureté financière est impitoyable ; où les médias reluisent de glamour et de paillettes, mais où l'isolement individualiste provoque dépressions et repli sécuritaire. Jamais autant de mollesse de réflexion n'a produit autant de dureté d'exclusion... À force de sentimentalisme, on ne sait plus aimer.
Devant la lèpre, les anciens se sentaient impuissants, incapables de trouver une solution. Notre temps manque cruellement de projets. Une législation pléthorique, des politiques à courte vue flattent une identité confinée dans l'immédiat. C'est la fraternité qui est atteinte. Alors le Christ qui se rend présent révèle le chemin pour que, dans les esprits et les attitudes, la lèpre nous quitte. Car si elle vient de nous et s'écoule de nous, un Autre seul peut nous en purifier.
+ Albert Rouet
Archevêque Emérite de Poitiers
Archevêque Emérite de Poitiers
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